Internaute : gare à ton avis !

Avis Google

Internaute : gare à ton avis !

Dans notre monde virtualisé et digitalisé, il est devenu courant de donner son avis en tout temps et sur tout : sortie au théâtre, site de vente en ligne, restaurant, boutique, cinéma, radiateur électrique acheté sur Amazon, trottinette, voiture… etc…etc…

À votre avis ?

Certains restaurateurs, certaines entreprises et vendeurs en ligne sollicitent même, de leur plein gré, votre avis, à peine avez-vous fini de déjeuner ou tout juste passé une commande en ligne pour acheter trois stylos à bille.

D’autres font même commerce de nos avis, tel par exemple le site www.avis-verifie.com.

S’il l’on pourrait donc sans peine passer ses journées à donner son avis (et manifestement d’aucuns n’en sont pas loin, à en croire la longueur et les force détails donnés dans certaines publications en ligne), il n’est pas inutile de se pencher sur la nature juridique et les conséquences éventuelles de telles prises de positions écrites, et à la portée désormais mondiale, internet oblige.

Car en effet cette pratique, qui n’est autre que la version « 21ème siècle » du bouche à oreille, n’est pas sans risque.

Une décision nanterroise

L’on en veut pour preuve une décision récente de feu le Tribunal de Grande Instance de Nanterre (devenu le Tribunal judiciaire depuis le 1er janvier 2020) rendue le 21 novembre 2019[1].

Dans cette affaire, un (tout juste) ancien salarié d’une auto-école, vigoureusement éconduit (si l’on ose dire) à l’issue de sa période d’essai, ne s’est pas privé de dire tout le mal qu’il pensait de cet établissement, en se faisant au passage passer pour un ancien … élève.

Publié sur « Google+ » cet avis reprochait, en termes parfois verts, à l’auto-école sa prétendue avidité et le soi-disant peu de cas qu’elle ferait de la formation de ses élèves.

Piquée au vif, l’école de conduite ne l’a pas entendu de cette oreille et a sorti l’artillerie judiciaire : deux requêtes au juge afin d’obtenir l’adresse IP puis l’identité de l’auteur de cet intempestif avis, une mise en demeure à l’imprudent, puis une assignation au fond devant le TGI de Nanterre, afin d’obtenir la suppression de l’avis, 10.000 euros de dommages et intérêts et 5.000 euros pour les frais de justice.

La défense du présumé auteur reposait sur deux arguments, l’un factuel, l’autre juridique.

On écartera rapidement le premier, qui n’a pas du tout convaincu le tribunal. En deux mots, le donneur d’avis (ou de leçon) prétendait que son adresse IP aurait été piratée et qu’il n’était donc pas le vrai auteur des propos litigieux. Compte tenu des faits qu’ils ont constaté, les juges ont toutefois sobrement, mais impitoyablement, estimé qu’il existait une présomption que la personne poursuivie fût bien l’auteur de l’avis, présomption qu’elle ne renversait pas « faute de démontrer l’utilisation de son adresse IP par un tiers ou le piratage de son installation ».

Exit donc la tentative consistant à soutenir : « C’est pas moi, c’est un pirate ».

L’argument juridique déployé en défense était, lui, nettement plus subtile.

Diffamation ou dénigrement ?

Il consistait à soutenir que les vilains propos relevaient du délit de diffamation, prévu et réprimé par la loi de 1881 sur la presse, et dont la poursuite est enfermée dans un bref délai de 3 mois à compter de la 1ère mise en ligne des écrits litigieux.

Et dans notre cas, l’auteur (dé)masqué, soutenait que la poursuite ayant été mise en œuvre plus de trois mois après la mise en ligne, elle était purement et simplement prescrite.

Habile.

Mais, hélas pour l’auteur, ce n’est pas du tout l’analyse qu’a retenue le tribunal, suivant en cela la démonstration juridiquement et rondement menée par l’auto-école.

Pour résumer sa motivation, le tribunal, faisant preuve d’une utile pédagogie, a d’abord rappelé que la diffamation – et donc l’application de la loi du 29 juillet 1881 et sa courte prescription – s’entendait d’une « atteinte à l’honneur ou à la considération [d’une] personne physique ou morale ».

Or, dans notre affaire, les juges ont estimé que tel n’était pas le cas mais que les commentaires dénoncés par l’auto-école mettaient en cause la qualité des services proposés, « en faisant notamment état de l’incompétence de ses moniteurs, d’un défaut de pédagogie, d’une recherche de profit au détriment des besoins et de l’intérêt des clients, de l’absence d’apprentissage réel de la conduite et d’une logique purement mercantile ».

Et le tribunal d’en conclure qu’en visant distinctement la qualité des services proposés par l’auto-école dans le but d’inciter une partie de la clientèle à s’en détourner, ces propos s’inscrivaient bien dans le registre du dénigrement[2].

La responsabilité délictuelle comme garde-fou

Le fondement de l’action en justice était donc bien celui de la responsabilité civile délictuelle, fondée sur notre ancien et regretté article 1382 du code civil, rebadgé en « article 1240 », depuis la réforme entrée en vigueur le 1er octobre 2016.

La conséquence de ce fondement juridique a, au moins, trois implications fortes :

  • D’abord la prescription de l’action en réparation est celle de droit commun, soit 5 ans à compter de la publication des propos litigieux ;
  • Ensuite, même si les propos sont vrais, l’exception de vérité ne sera pas admise (comme elle peut l’être pour une diffamation) ; autrement dit, si l’on tient des propos nuisibles sur une entreprise, on peut être amené à en supporter les conséquences, même s’ils renvoient à une certaine réalité !
  • Enfin, le dénigrement pouvant être source de préjudices pour celui qui en est la victime, l’auteur des propos dénigrants s’expose à devoir lui verser une réparation en espèces sonnantes et trébuchantes.

Sur ce dernier point, le juriste ne saurait que trop insister sur l’importance de bien justifier et quantifier ce préjudice dès lors qu’on est la victime de dénigrement.

Il faut notamment chiffrer, le cas échéant, la perte de chiffres d’affaire et/ou de clientèle en lien avec les propos litigieux, les frais induits pour redorer son image (communication, mailing ou emailings) …

Dans le domaine de la responsabilité civile, il est en effet fondamental de documenter le moindre euro de réclamation, car à défaut les juges pourront certes estimer la faute avérée, mais accorder seulement une indemnisation a minima[3].

Moralité…

Bref, ce que l’on peut dire de cette décision (dont on suivra avec intérêt si elle connait une évolution en appel), c’est que la prudence doit être de mise lorsqu’on donne son avis en ligne sur tel ou tel commerçant.

Même si l’on est (parfois légitimement) fâché, la mesure, l’objectivité et l’absence de volonté de nuire, doivent guider celui qui rend public ce qu’il pense des produits ou service d’un opérateur économique.

A défaut, un coup de colère numérique peut exposer à devoir débourser des indemnités, bien réelles celles-ci.

Ludovic Landivaux


[1] Pour un (autre !) commentaire avisé voir BRDA n°3, février 2020, p.16.


[2] Le dénigrement consiste pour un (ancien) salarié, un associé ou un concurrent, par exemple, à jeter le discrédit sur une entreprise, en diffusant à son propos, publiquement ou auprès d’un public choisi (ex : clients, concurrents) des informations malveillantes sur la qualité de ses produits ou services.


[3] C’est un peu le cas dans notre affaire, les juges ayant estimé que la victime n’avait produit « aucun élément permettant de quantifier le préjudice résultant de la mise en ligne litigieuse, faute notamment de démontrer une quelconque baisse de son chiffre d’affaire ou des nouvelles inscriptions enregistrées à la suite de cette publication ». Le tribunal n’a ainsi accordé « que » 1.000 euros de dommages et intérêts (contre 10.000 demandés), la suppression des propos litigieux sous une astreinte de 50€ par jour de retard et tout de même 3.000 euros au titre des frais d’avocat supporté par l’auto-école.